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déc 19

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Big Brother à Matignon

La loi de programmation militaire adoptée la semaine dernière par le Parlement donne la possibilité à l’État d’espionner chacun de nos mouvements numérisés en temps réel, sans aucune forme de contrôle – la CNCIS (Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité) ne pouvant plus se prononcer qu’a posteriori.

 

Internet contient de nombreuses vertus démocratiques. Médium décentralisé, il nous émancipe de la société du spectacle traditionnelle, verticale et autoritaire. Celle par où l’idéologie dominante transite chaque jour pour coloniser doucement l’imaginaire de spectateurs passifs et atomisés. Les médias sociaux ouvrent l’espace public au grand nombre, autorisent les quidams à devenir eux aussi des locuteurs légitimes, à se mêler de la chose publique, participer à l’élaboration du discours d’information et contredire les paroles installées.

Outil d’échange, il génère un partage illimité des connaissances à bas coût, une appropriation vaste des sa-voirs réservés jadis à une élite, une insertion active dans la circulation culturelle. Ils ont également permis à certains de sortir de l’isolement, de témoigner plus facilement du monde dans lequel ils vivent, de documen-ter l’existence des gens ordinaires, d’illustrer leurs vies et d’en discuter avec les autres. 

Ils ont par ailleurs servi d’outil de communication privilégié des mobilisations sociales qui strient l’histoire récente – Occupy aux États-Unis, Indignados en Espagne, Printemps érable au Canada, place Taksim en Turquie, Révolte du vinaigre au Brésil, permettant aux contestataires de livrer leur propre récit, d’indiquer de manière autonome les mobiles de leur combat et le sens de leur révolte, de narrer eux-mêmes le déroulement des événements. Parfois même, en permettant de contourner la censure du régime où se range l’ordre établi, les médias so-ciaux ont pu jouer un rôle décisif dans certains soulèvements révolutionnaires ceux du Printemps arabe par exemple. 

Mais de plus en plus, ces vertus démocratiques prennent les traits de leurres disposés par le pouvoir pour pié-ger les citoyens, dissuader leur action et entraver leurs libertés civiles. D’abord, de grands trusts écono-miques commencent à étouffer le réseau : assez puissants pour imposer leur logique capitaliste aux naviga-tions en ligne, ils n’hésitent plus à commercialiser les (méta)données laissées par les usagers à leur insu afin d’en extraire des profits publicitaires injustifiables. 

Ensuite, les industries culturelles mènent une guerre vio-lente contre les processus de partage, de collaboration et de création initiés par Internet, en prescrivant aux pouvoirs politiques un vision restrictive du droit d’auteur en France, c’est Hadopi qui se charge de cette sale besogne. Enfin, les États eux-mêmes s’en prennent de plus en plus sévèrement aux libertés numériques : en pourchassant honteusement les lanceurs d’alerte (Assange, Mannings, Snowden…) d’une part, en espion-nant sans vergogne (NSA) des peuples souverains au nom de l’idéologie frelatée du terrorisme – inventée par les puissances occidentales pour soutenir leurs intérêts géopolitiques, justifier la démagogie sécuritaire et sa-tisfaire le complexe militaro-industriel d’autre part. 

Or la France vient d’effectuer un pas terrifiant dans cette direction. La loi de programmation militaire adop-tée la semaine dernière par le Parlement donne en effet la possibilité, sur simple autorisation du Premier ministre, de pouvoir recueillir « des renseignements intéressant la sécurité nationale, la sauvegarde des élé-ments essentiels du potentiel scientifique et économique de la France, ou la prévention du terrorisme, de la criminalité et de la délinquance organisées et de la reconstitution ou du maintien de groupements dissous » (art. 20). 

L’État pourra donc espionner chacun de nos mouvements numérisés en temps réel, sans aucune forme de contrôle – la CNCIS (Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité) ne pouvant plus se prononcer qu’a posteriori, alors qu’elle le faisait auparavant a priori. Cette loi légalise en somme l’illégalité et installe sournoisement, à l’instar du Patriot act aux États-Unis, l’état d’exception en France. Et témoigne d’un alignement inquiétant de François Hollande sur l’idéologie des néocons américains issue de l’ère Bush Jr. 

Il est inacceptable que ce genre de mesures concernant très directement les droits civiques des citoyens puis-sent être prises en dehors de tout débat public sérieux. Cette loi percute le droit à la protection de la vie pri-vée inscrit aux articles 2 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. En transformant chacun de ses administrés en suspect, notre régime s’enlise dangereusement dans les prémisses du totalitarisme. 

Nous demandons par conséquent aux parlementaires de saisir le Conseil constitutionnel. Nous leurs deman-dons par ailleurs de légiférer en vue de garantir les libertés numériques, à commencer par la sanctuarisation constitutionnelle de la neutralité du Net : une voie sur laquelle s’est d’ores et déjà engagé le Brésil avec la Marco Civil da Internet, et qui sera l’un des traits de la sixième République que le Parti de gauche appelle de ses vœux. 

*Clément Sénéchal, co-responsable de la commission nationale du Parti de gauche pour la Constituante et la VIème République. 

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