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oct 24

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Contre le tirage au sort, réaffirmer le politique

Dans le cadre des réflexions sur une refonte des institutions républicaines et sur la rédaction d’une Constitution pour la 6ème République, la question se pose du mode de désignation des représentants du peuple. Comment faire en sorte que les décideurs politiques à venir soient plus représentatifs qu’actuellement de la diversité de la population française ? Qui doit rédiger la nouvelle Constitution pour que celle-ci soit au service de l’intérêt général ?

Face à ces interrogations légitimes, certains défendent l’idée du tirage au sort : un échantillon d’individus choisis au hasard, représentant a priori les diverses composantes de la société française, prendrait des décisions pour la collectivité dans son ensemble.

Si cette solution peut apparaître neuve et attrayante dans un premier temps, elle ne résiste cependant pas à un examen approfondi. Mis en application, le tirage au sort se révèlerait dangereux, nuisant tant aux idées portées par la gauche, qu’àla vie politique en elle-même.

Le tirage au sort provoquerait un désintérêt massif des citoyens pour la politique. Bien loin de mobiliser le plus grand nombre autour de la chose publique, le tirage au sort en détournerait en réalité l’ensemble des citoyens. Aujourd’hui, les plus grosses mobilisations populaires ont lieu au moment des élections. Leur suppression et la probabilité infime, pour un individu, de se voir tiré au sort et de détenir des responsabilités effectives[1] conduirait au désintérêt de chacun et, finalement, à l’impréparation de tous.

Le tirage au sort nie la libertéindividuelle de chercher àexercer, ou non, une charge publique. S’il est légitime de vouloir renouveler les dirigeants politiques, le choix de vouloir concourir ou non à l’exercice d’une charge publique est une liberté fondamentale. Dans cette optique, priver un citoyen engagé de la possibilité de se présenter à une élection constituerait une atteinte à l’Etat de droit. Les révolutionnaires ont ainsi promu une démocratie active plutôt qu’une démocratie descriptive (en miroir).

Le tirage au sort signifierait la mort des partis politiques. Les partis politiques alimentent et structurent le débat public par leur travail programmatique et leurs démarches pour convaincre les citoyens. Avec le tirage au sort, ils seraient privés de leur raison d’être ultime : la tentative d’accéder au pouvoir pour mettre en pratique leurs idées. Leur action deviendrait donc vaine et ils se verraient vidés de leurs militants, découragés par l’impossibilité de voir leur engagement se concrétiser.

Le tirage au sort ne favoriserait pas pour autant les intérêts du peuple. La disparition des partis au profit d’un échantillon d’individus non-élus ne ferait pas émerger spontanément l’intérêt général. L’intérêt général, ou intérêt du peuple, se définit en effet à partir de la confrontation entre des visions fondamentalement divergentes de la vie en société. Cette confrontation, qui incarne les différents horizons politiques possibles, doit faire l’objet d’un arbitrage pour pouvoir se résoudre. Le tirage au sort, quant à lui, réduit la politique à une vision pragmatique et gestionnaire selon laquelle la discussion mènerait nécessairement à la meilleure décision possible. Cette vision consensuelle est typique de celle que la classe dominante propage afin de maintenir la paix sociale tout en faisant avancer ses intérêts !

Des individus sans compte à rendre aux électeurs seraient incités à faire prévaloir leur intérêt personnel. Les individus tirés au sort exécuteraient leurs fonctions au cours d’une période donnée, limitée dans le temps. Aucune formation politique ne viendrait contrôler la cohérence de leur action et aucun vote populaire ne viendrait, au terme d’un mandat, sanctionner leur bilan. Dans ces conditions, la tentation peut être grande pour les tirés au sort, une fois au pouvoir, de faire prévaloir leurs intérêts propres.

Des individus isolés seraient soumis à une pression intense des lobbys et des détenteurs du pouvoir économique. Dans un système politique régi par le tirage au sort, les formations politiques de gauche n’auraient plus de possibilités réelles de s’organiser pour faire entendre la voix des groupes dominés. En revanche, les détenteurs du pouvoir économique et financier auraient des moyens matériels très puissants pour promouvoir leurs intérêts en exerçant des pressions sur les individus tirés au sort. Ils pourraient ainsi avoir recours à la corruption ou faire appel à des professionnels de la communication et de la manipulation comme les lobbys. Ces derniers tireraient assurément un grand profit du déséquilibre entre la technicité des débats et l’impréparation des tirés au sort pour imposer leurs solutions clé en main.

Des individus sans formation politique auraient des difficultés à porter une voix de gauche. Dans une sphère politique et médiatique où l’hégémonie culturelle penche à droite, il est souvent difficile, même avec de très bonnes intentions, de cerner les intérêts réels des groupes dominés. Dans ce contexte, se débarrasser des stéréotypes et tenir un discours de gauche nécessite un recul critique. Ce recul s’acquiert de manière privilégiée dans le cadre de la réflexion collective et approfondie que permet l’organisation d’un parti ou d’une association.

 

De faux exemples sont présentés par les partisans du tirage au sort pour justifier leur position :

Les jurys d’assises – En France, les jurys d’assise sont composés de citoyens tirés au sort, qui doivent se prononcer sur les crimes les plus graves recensés par le code pénal. Cependant, ces jurys, dont le travail est très encadré, ne font qu’appliquer la loi à un évènement passé. Au contraire, le propre du pouvoir politique est de créer, d’édicter la loi et de se projeter dans l’avenir. Il tire pour cela sa légitimité de son élection.

La démocratie athénienne – Au sein de la démocratie athénienne, les membres de certains organes politiques étaient désignés par tirage au sort. Toutefois, en plus des femmes et des métèques, les esclaves étaient exclus de la vie politique, soit l’ensemble des travailleurs. Ainsi, tout conflit dans la sphère politique lié à des rapports de force dans la sphère économique était tout simplement chassé. Le tirage au sort servait donc à assurer la gestion des intérêts des hommes privilégiés et oisifs, qui pratiquaient un gouvernement sans partage.

 

Finalement, le tirage au sort tend à nous détourner de l’enjeu essentiel d’une réflexion institutionnelle dans le cadre d’une 6ème République : celui de reconstruire un système électif qui rende le pouvoir aux classes populaires et se mette au service de l’intérêt général. Pour répondre à cet enjeu, plusieurs pistes peuvent être évoquées, comme le référendum révocatoire permettant de contrôler les élus, les élections proportionnelles intégrales, l’égalité du financement public entre les formations politiques, l’égalité stricte des temps de paroles dans les médias, l’exclusion du grand capital de la propriété médiatique ou encore le non cumul des mandats couplé à un statut de l’élu afin de déprofessionnaliser la politique. Néanmoins, une repolitisation massive de la société devra également et inévitablement passer par une modification en profondeur des structures économiques. Les citoyens doivent pouvoir bénéficier de temps, de ressources culturelles et de moyens matériels pour pouvoir se saisir collectivement de leur destin.

 

[1] 0,004% de chances pour une assemblée de 2000 personnes renouvelée tous les ans, comme le souligne Tommy Lasserre.

 

Pour aller plus loin :

Réaffirmer le politique, pour une constituante élue, Clément Sénéchal

Tirage au sort en politique : la fausse bonne idée, Tommy Lasserre

Pourquoi le tirage au sort est-il profondément antidémocratique ? Johann Elbory

Ce que ne règle par le tirage au sort, Parler à gauche, agir en ligne, enfin.

 

Jeanne Che

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